Homère, Iliade : Chant 14.231 et suivant

(trad. Lattimore) * (grec épique 8e siècle avant JC) :

Hypnos

Ensuite, la Déesse mit un beau voile blanc comme Hélios, et, à ses beaux pieds, de belles sandales. S'étant ainsi parée, elle sortit de sa chambre nuptiale, et, appelant Aphrodite loin des autres Dieux, elle lui dit :

  • M'accorderas-tu, chère fille, ce que je vais te demander, ou me refuseras-tu, irritée de ce que je protège les Danaens, et toi les Troiens ?

Et la fille de Zeus, Aphrodite, lui répondit :

  • Vénérable Héra, fille du grand Kronos, dis ce que tu désires. Mon cœur m'ordonne de te satisfaire, si je le puis, et si c'est possible.

Et la vénérable Héra qui médite des ruses lui répondit :

  • Donne-moi l'amour et le désir à l'aide desquels tu domptes les Dieux immortels et les hommes mortels.
    Je vais voir, aux limites de la terre, Okéanos, origine des Dieux, et la maternelle Téthys, qui m'ont élevée et nourrie dans leurs demeures, m'ayant reçue de Rhéa, quand Zeus au large regard jeta Kronos sous la terre et sous la mer stérile. Je vais les voir, afin d'apaiser leurs dissensions amères.
    Déjà, depuis longtemps, ils ne partagent plus le même lit, parce que la colère est entrée dans leur cœur.
    Si je puis les persuader par mes paroles, et si je les rends au même lit, pour qu'ils puissent s'unir d'amour, ils m'appelleront leur bien-aimée et vénérable.

Et Aphrodite qui aime les sourires lui répondit :

  • Il n'est point permis de te rien refuser, à toi qui couche dans les bras du grand Zeus.

Elle parla ainsi, et elle détacha de son sein la ceinture aux couleurs variées où résident toutes les voluptés, et l'amour, et le désir, et l'entretien amoureux, et l'éloquence persuasive qui trouble l'esprit des sages.
Et elle mit cette ceinture entre les mains de Héra, et elle lui dit :

  • Reçois cette ceinture aux couleurs variées, où résident toutes les voluptés, et mets-la sur ton sein, et tu ne reviendras pas sans avoir fait ce que tu désires.

Elle parla ainsi, et la vénérable Héra aux yeux de bœuf rit, et, en riant, elle mit la ceinture sur son sein.
Et Aphrodite, la fille de Zeus, rentra dans sa demeure, et Héra, joyeuse, quitta le faîte de l'Olympe.
Puis, traversant la Pièriè et la riante Émathiè, elle gagna les montagnes neigeuses des Thrèkiens, et ses pieds ne touchaient point la terre.
Et, de l'Athos, elle descendit vers la mer agitée et parvint à Lemnos, la ville du divin Thoas, où elle rencontra Hypnos, frère de Thanatos.
Elle lui prit la main et lui dit ces paroles :

  • Hypnos, roi de tous les Dieux et de tous les hommes, si jamais tu m'as écoutée, obéis-moi aujourd'hui, et je ne cesserai de te rendre grâces. Endors, sous leurs paupières, les yeux splendides de Zeus, dès que je serai couchée dans ses bras, et je te donnerai un beau trône incorruptible, tout en or, qu'a fait mon fils Hèphaistos qui boite des deux pieds ; et il y joindra un escabeau sur lequel tu appuieras tes beaux pieds pendant le repas.

Et le doux Hypnos, lui répondant, parla ainsi :

  • Héra, vénérable Déesse, fille du grand Kronos, j'assoupirai aisément tout autre des Dieux éternels, et même le fleuve Okéanos, cette source de toutes choses ; mais je n'approcherai point du Kroniôn Zeus et je ne l'endormirai point, à moins qu'il me l'ordonne.
    Déjà il m'a averti, grâce à toi, le jour où son fils magnanime naviguait loin d'Ilios, de la cité dévastée des Troiens.
    Et j'enveloppai doucement les membres de Zeus tempétueux, tandis que tu méditais des calamités, et que, répandant sur la mer le souffle des vents furieux, tu poussais Hèraklès vers Koôs bien peuplée, loin de tous ses amis.
    Et Zeus, s'éveillant indigné, dispersa tous les Dieux par l'Ouranos ; et il me cherchait pour me précipiter du haut de l'Aithèr dans la mer, si Nyx qui dompte les Dieux et les hommes, et que je suppliais en fuyant, ne m'eût sauvé.

Et Zeus, bien que très irrité, s'apaisa, craignant de déplaire à la rapide Nyx.

  • “Et maintenant tu m'ordonnes de courir le même danger ! ”

Il parla ainsi, et la vénérable Héra aux yeux de bœuf lui répondit :

  • Hypnos, pourquoi t'inquiéter ainsi ?
    Penses-tu que Zeus au large regard s'irrite pour les Troiens autant que pour son fils Hèraklès ?
    Viens, et je te donnerai pour épouse une des plus jeunes Kharites, Pasithéiè, que tu désires sans cesse.

Elle parla ainsi, et Hypnos, plein de joie, lui répondit :

  • Jure, par l'eau de Styx, un inviolable serment ; touche d'une main la terre et de l'autre la mer marbrée, et qu'ils soient témoins, les Dieux souterrains qui vivent autour de Kronos, que tu me donneras Pasithéiè que je désire sans cesse.

Il parla ainsi, et la déesse Héra aux bras blancs jura aussitôt comme il le désirait, et elle nomma tous les Dieux sous-tartaréens qu'on nomme Titans.
Et, après ce serment, ils quittèrent tous deux Lemnos et Imbros, couverts d'une nuée et faisant rapidement leur chemin.
Et, laissant la mer à Lektos, ils parvinrent à l'Ida qui abonde en bêtes fauves et en sources, et sous leurs pieds se mouvait la cime des bois.
Là, Hypnos resta en arrière, de peur que Zeus le vît, et il monta dans un grand pin né sur l'Ida, et qui s'élevait jusque dans l'Aithèr.
Et il se blottit dans les épais rameaux du pin, semblable à l'oiseau bruyant que les hommes appellent Khalkis et les Dieux Kyiffindis.

Héra gravit rapidement le haut Gargaros, au faîte de l'Ida. Et Zeus qui amasse les nuées la vit, et aussitôt le désir s'empara de lui, comme autrefois, quand ils partagèrent le même lit, loin de leurs parents bien-aimés.
Il s'approcha et lui dit :

  • Héra, pourquoi as-tu quitté l'Olympe ? Tu n'as ni tes chevaux, ni ton char.

Et la vénérable Héra qui médite des ruses lui répondit :

  • Je vais voir, aux limites de la terre, Okéanos, origine des Dieux, et la maternelle Téthys, qui m'ont élevée et nourrie dans leurs demeures.
    Je vais les voir, afin d'apaiser leurs dissensions amères.

    Déjà, depuis longtemps, ils ne partagent plus le même lit, parce que la colère est entrée dans leur cœur.
    Mes chevaux, qui me portent sur la terre et sur la mer, sont aux pieds de l'Ida aux nombreuses sources, et c'est à cause de toi que j'ai quitté l'Olympe, craignant ta colère, si j'allais, en te le cachant, dans la demeure du profond Okéanos.

Et Zeus qui amasse les nuées lui dit :

  • Héra, attends et tu partiras ensuite, mais couchons-nous pleins d'amour.
    Jamais le désir d'une déesse ou d'une femme n'a dompté ainsi tout mon cœur.
    Jamais je n'ai tant aimé, ni l'épouse d'Ixion, qui enfanta Peirithoos semblable à un Dieu par la sagesse, ni la fille d'Akrisiôn, la belle Danaé, qui enfanta Perseus, le plus illustre de tous les hommes, ni la fille du magnanime Phoenix, qui enfanta Minos et Rhadamanthe, ni Sémélé qui enfanta Dionysos, la joie des hommes, ni Alcmène qui enfanta aussi dans Thèbes mon robuste fils Héraclès, ni la reine Déméter aux beaux cheveux, ni l'illustre Léto, ni toi-même ; car je n'ai jamais ressenti pour toi tant de désir et tant d'amour.

Et la vénérable Héra pleine de ruses lui répondit :

  • Très-redoutable Kronide, qu'as-tu dit ?
    Tu désires que nous nous unissions d'amour, maintenant, sur le faîte de l'Ida ouvert à tous les regards !
    Si quelqu'un des Dieux qui vivent toujours nous voyait couchés et en avertissait tous les autres !
    Je n'oserais plus rentrer dans tes demeures, en sortant de ton lit, car ce serait honteux.

    Mais, si tels sont ton désir et ta volonté, la chambre nuptiale que ton fils Hèphaistos a faite a des portes solides. C'est là que nous irons dormir, puisqu'il te plaît que nous partagions le même lit.

Et Zeus qui amasse les nuées lui répondit :

  • Ne crains pas qu'aucun Dieu te voie, ni aucun homme. Je t'envelopperai d'une nuée d'or, telle qu’Hélios lui-même ne la pénétrerait pas, bien que rien n'échappe à sa lumière.

Et le fils de Kronos prit l'Épouse dans ses bras. Et sous eux la terre divine enfanta une herbe nouvelle, le loto brillant de rosée, et le safran, et l'hyacinthe épaisse et molle, qui les soulevaient de terre.
Et ils s'endormirent, et une belle nuée d'or les enveloppait, et d'étincelantes rosées en tombaient.

Ainsi dormait, tranquille, le Père Zeus sur le haut Gargaros, dompté par le sommeil et par l'amour, en tenant l'Epouse dans ses bras.
Et le doux Hypnos courut aux nefs des Akhaiens en porter la nouvelle à Celui qui ébranle la terre, et il lui dit en paroles ailées :

  • Hâte-toi, Poseidaôn, de venir en aide aux Akhaiens, et donne-leur la victoire au moins quelques instants, pendant que Zeus dort, car je l'ai assoupi mollement, et Héra l'a séduit par l'amour, afin qu'il s'endormît.

Hypnos